Ces dernières années, l’aviation est devenue l’une des cibles privilégiées du débat environnemental. Mais que nous disent réellement les données ? Est-il juste de parler de "honte de prendre l’avion"? Une analyse attentive des sources statistiques révèle une réalité bien plus complexe et nuancée. Le transport aérien ne représente qu’une petite fraction des émissions mondiales, et les comparaisons entre modes de transport montrent que d’autres moyens, souvent perçus comme plus "verts", ne sont pas nécessairement plus durables. Ce bref article invite à réfléchir, chiffres à l’appui, à l’importance de distinguer la perception de la réalité dans les questions environnementales (et pas seulement).
Empreintes écologiques non linéaire
Il arrive fréquemment de lire des articles ou des blogs alarmistes sur l’impact environnemental de l’aviation. On y cite des chiffres, des études scientifiques et des interviews d’experts reconnus : les thèses qui en ressortent, souvent exprimées avec une insistance à peine voilée, dénoncent un usage irresponsable de ce mode de transport, accusé de polluer plus que d’autres, voire d’être l’une des principales causes du changement climatique d’origine anthropique. Certains vont jusqu’à réclamer un contrôle social du comportement à travers le concept de "honte de prendre l’avion" (flight shame). Mais est-ce vraiment le cas ? Que disent réellement les données statistiques ? Faut-il avoir honte de monter dans un avion ?
Pour répondre brièvement à ces questions, il convient de rappeler que le transport aérien est responsable d’environ 2% des émissions mondiales de gaz à effet de serre. En d’autres termes, certains experts omettent un fait essentiel: 98 % des émissions sont causées par d’autres activités humaines. Plus précisément :
- Émissions de gaz à effet de serre (tous gaz confondus, pas seulement le CO₂): selon les données de Our World in Data, l’aviation représente environ 1.9 % des émissions mondiales de GES.
- Émissions mondiales de CO₂: l’ENAC (Ente Nazionale per l’Aviazione Civile) indique que les émissions de CO₂ dues au transport aérien représentent moins de 3% des émissions mondiales d’origine anthropique.
- Forçage radiatif: en tenant compte de l’impact global (NOₓ, vapeur d’eau, traînées de condensation), la contribution totale de l’aviation au réchauffement climatique est estimée à 3.5 à 5%.
Selon Our World in Data, le secteur des transports est responsable d’environ 24% des émissions mondiales de CO₂. Ces émissions se répartissent comme suit:
- Transport routier: environ 72% des émissions du secteur, dont
- Voitures particulières: 45.1%,
- Camions légers et lourds: 29.4%,
- Autobus: 3.6%.
- Aviation: environ 11.6 %.
- Transport maritime: environ 10.6%.
- Transport ferroviaire: une part marginale, grâce à son efficacité énergétique et à l’usage généralisé de l’électrification.
Les médias soulignent souvent que les émissions de l’aviation ont doublé depuis les années 1980. Cette donnée est exacte, mais elle est souvent présentée sans le contexte nécessaire: dans le même temps, les émissions mondiales de CO₂ ont elles aussi augmenté à un rythme comparable. Par conséquent, la part relative de l’aviation est restée stable, autour de 2–2.5%.
Il est essentiel de souligner que l’évaluation de l’empreinte énergétique des moyens de transport est une question complexe. Parmi les nombreuses méthodes développées ces dernières années, celle proposée par Vaclav Smil est particulièrement pertinente, car elle permet de comparer les différents systèmes selon l’énergie requise pour transporter une personne sur un kilomètre (MJ/pkm) :
- Métro (heure de pointe): 0.1 MJ/pkm
- Train interurbain: 0.2–0.4 MJ/pkm
- Petite voiture (1–2 passagers): 1–2 MJ/pkm
- Avion de ligne: 1.5–2 MJ/pkm
- SUV (1–2 passagers): 3–5 MJ/pkm
L’analyse de l’efficacité énergétique nuance au moins en partie les critiques adressées à l’aviation, surtout si les données sont croisées avec la fréquence réelle d’utilisation des différents moyens de transport. Ces indicateurs peuvent être adaptés en fonction des objectifs du discours: les visions les plus alarmistes reposent souvent sur des hypothèses implicites, en particulier en ce qui concerne le taux d’occupation des véhicules. Ce facteur est pourtant déterminant: il est trop fréquent que l’on suppose une occupation maximale théorique pour les bus ou les trains, en ignorant le taux moyen réel, bien plus représentatif des conditions d’usage.
Un autre aspect souvent négligé concerne l’énergie nécessaire à la construction et à l’entretien des infrastructures de base (aéroports, gares, voies ferrées, routes, parkings, etc.). Cet élément pèse lourd dans l’évaluation globale des différents modes de transport. Les analyses classiques ne l’incluent pas, mais des approches plus complètes de type ACV (Analyse du Cycle de Vie) montrent que les routes et les voies ferrées peuvent avoir un impact infrastructurel supérieur à celui des aéroports, en raison notamment de leur extension territoriale et des coûts de maintenance.
- Avions: les aéroports concentrent un grand nombre de passagers sur un nombre limité d’infrastructures. Leur impact est relativement réduit comparé aux routes ou aux réseaux ferrés, qui nécessitent des infrastructures linéaires continues.
- Voitures: les réseaux routiers couvrent de vastes territoires, avec des coûts environnementaux et d’entretien élevés (asphalte, éclairage, échangeurs, parkings, stations-service).
- Trains: ils exigent une infrastructure énergivore (voies, électrification, gares, ponts, tunnels).
Lutte contre une pollution moins visible
Même sur le plan du bruit, des différences significatives apparaissent entre les moyens de transport. Les avions génèrent des niveaux sonores très élevés, en particulier lors des phases de décollage et d’atterrissage, ce qui peut nuire à la qualité de vie dans les zones urbaines proches des aéroports. Toutefois, ces nuisances sont limitées dans le temps et dans l’espace, et les technologies les plus récentes ont permis de réduire sensiblement le bruit émis par les nouveaux modèles d’aéronefs.
En revanche, le trafic automobile produit un bruit continu et omniprésent, qui affecte de vastes portions du territoire, notamment le long des grands axes routiers et dans les zones urbaines. Il s’agit de la principale source d’exposition chronique au bruit environnemental en Europe, avec des effets avérés sur la santé, notamment des troubles du sommeil et une augmentation du risque cardiovasculaire.
Les trains, bien qu’ils génèrent également un niveau sonore significatif, concentrent leur impact acoustique le long de corridors bien définis et à des horaires prévisibles. Cela permet, dans de nombreux cas, la mise en œuvre de mesures de réduction efficaces (barrières phoniques, isolation acoustique, etc.). Dans ce domaine aussi, le bilan global dépend fortement du contexte urbain, de l’intensité du trafic et de la qualité des infrastructures.
Économie et sécurité
L’industrie aéronautique joue un rôle important dans l’économie mondiale, en générant des milliards de dollars et en offrant des millions d’emplois répartis sur tous les continents. À l’échelle mondiale, le marché de l’aviation générale a été évalué à 35.15 milliards de dollars en 2025, avec une prévision de croissance à 43.11 milliards d’ici 2030. En 2023, 34.4 millions de vols ont été effectués, illustrant l’importance du secteur dans la facilitation du commerce et de la connectivité mondiale. Ces chiffres soulignent la valeur économique et le poids en matière d’emploi de l’industrie aérienne à l’échelle globale.
Un aspect souvent négligé dans la comparaison entre les modes de transport est celui de la sécurité. Les données disponibles montrent qu’en termes de kilomètres parcourus, l’avion est le moyen de transport le plus sûr au monde. Selon les statistiques de l’International Air Transport Association (IATA), en 2023, il ne s’est produit qu’un seul accident grave pour 2.26 millions de vols. Le taux de mortalité par passager-kilomètre est inférieur à 0.1 décès par milliard de kilomètres, un chiffre extrêmement bas grâce au haut niveau d’automatisation, aux normes internationales de maintenance et de formation, et à la gestion centralisée du trafic aérien.
Le train est également considéré comme très sûr, notamment dans les pays disposant d’infrastructures modernes et de systèmes numériques avancés : le taux de mortalité moyen se situe entre 0.2 et 0.5 décès par milliard de passagers-kilomètre. En contraste net, l’automobile – bien qu’étant le moyen de transport le plus utilisé – est aussi le plus dangereux: les taux de mortalité varient entre 5 et 7 décès par milliard de kilomètres en Europe, et sont encore plus élevés dans d’autres régions du monde. La conduite privée, fortement exposée aux erreurs humaines, est la principale cause de mortalité chez les jeunes au niveau mondial, selon l’Organisation mondiale de la santé. Ces données soulignent que la sécurité ne doit pas être considérée uniquement comme un aspect technique, mais comme un critère fondamental dans la planification d’une mobilité véritablement durable.
Interconnexions sociales
Une dimension rarement prise en compte concerne l’impact social des connexions créées par le fait de voyager. L’augmentation de la mobilité internationale a favorisé, notamment au cours des dernières décennies, un rapprochement entre personnes et communautés qui, autrement, seraient restées éloignées, contribuant ainsi à réduire les incompréhensions culturelles, les préjugés et les conflits. Il s’agit d’un effet difficile à mesurer de manière quantitative, mais qui pourrait avoir un poids considérable à long terme: plus de voyages et plus d’interactions peuvent signifier davantage d’occasions de dialogue, d’empathie et d’apprentissage mutuel.
Dans une perspective historique, la facilité à voyager constitue sans doute l’un des antidotes les plus efficaces aux tensions qui ont marqué des siècles de conflits entre peuples et nations. Il s’agit évidemment d’un sujet complexe, qui comporte des limites importantes, notamment en lien avec les formes de tourisme post-fordiste et le phénomène de surtourisme (overtourism), dynamiques sociales susceptibles, dans certains cas, d’accentuer les tensions et les incompréhensions.
Repenser la mobilité durable
La pollution causée par l’aviation est l’un de ces sujets privilégiés par certaines approches idéologiques, héritées d’une époque où l’on accusait les traînées de condensation des avions de provoquer le refroidissement climatique - une théorie en vogue jusqu’au début des années 1980. Dans une perspective plus structurée et fondée sur des données, ces récits ne trouvent pas de confirmation significative: la culpabilisation des passagers au moment de l’embarquement est clairement malvenue, et les appels qui y font recours sont non seulement inutiles, mais aussi contre-productifs, dans la mesure où ils détournent l’attention des secteurs qui nécessitent réellement davantage d’interventions et de vigilance.
À cet égard, les statistiques sur l’évolution des émissions sont particulièrement révélatrices :
https://ourworldindata.org/emissions-by-sector#energy-electricity-heat-and-transport-73-2
Pour que la mobilité puisse véritablement être qualifiée de durable, il est nécessaire d’adopter une vision large et inclusive. Être durable ne signifie pas seulement réduire les émissions, mais garantir un système de transport accessible à tous, pérenne dans le temps, et attentif aux différents pôles d’intérêt: environnemental, social et économique.
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Durabilité environnementale |
Durabilité sociale |
Durabilité économique |
Avion |
2.4% des émissions mondiales de CO₂ |
Très haut niveau de sécurité |
Secteur mondial: millions d’emplois directs et indirects |
Voiture |
15–20% des émissions mondiales (y compris trafic et production) |
Taux de mortalité élevé (5–7 morts par milliard de pkm) |
Industrie motrice à l’échelle mondiale |
Train |
Impact variable selon le mix énergétique national |
Très sûr (0.2–0.5 morts par milliard de pkm) |
Coûts d’infrastructure initiaux élevés |
Une mobilité qui exclut les personnes en situation de handicap, qui pénalise celles vivant loin des centres urbains, ou qui se traduit par des coûts prohibitifs pour la majorité de la population - notamment sous forme de taxes dissuasives - ne peut en aucun cas être qualifiée de durable. Figurer l’immobilité comme idéal écologique, en réservant le droit de se déplacer à celles et ceux qui en ont les moyens, revient à renoncer au principe même d’équité. Le véritable défi consiste à développer un modèle de mobilité qui allie responsabilité environnementale et justice sociale, en évitant les raccourcis moralisateurs et en abordant la complexité systémique avec lucidité et transparence.
Remettre les données et le contexte au cœur du débat ne signifie pas minimiser les défis environnementaux du secteur aérien. Comme pour tout mode de transport, l’aviation doit elle aussi s’engager dans un processus d’innovation: l’introduction de carburants durables, l’optimisation des trajectoires de vol, l’amélioration de l’efficacité énergétique des appareils, ainsi que le développement de technologies hybrides ou électriques pour les courtes distances, sont autant de signaux concrets d’une évolution possible et nécessaire.
Avions
- L’efficacité par litre de carburant par passager-kilomètre (pkm) s’est améliorée d’environ 1 à 2% par an au cours des dernières décennies.
- Selon l’IATA, les avions modernes consomment aujourd’hui 70 à 80% de carburant en moins par pkm qu’au cours des années 1960.
- Toutefois, les gains d’efficacité ralentissent, car de nombreux progrès technologiques ont déjà été atteints (moteurs plus légers, matériaux composites, ailes optimisées).
- Les émissions ne se limitent pas au CO₂: le forçage radiatif en altitude (NOₓ, vapeur d’eau, traînées de condensation) reste un facteur climatique significatif.
Voitures
- Les voitures modernes (notamment en Europe et en Asie) sont beaucoup plus efficientes qu’il y a 20-30 ans, grâce à l’amélioration des moteurs thermiques, aux véhicules hybrides/électriques, à l’optimisation aérodynamique et à l’allègement des structures.
- L’introduction de normes environnementales (Euro 6, 7...) a fortement incité l’industrie à réduire la consommation.
- En moyenne, une voiture essence de 2020 consomme 20 à 30% de moins qu’un modèle équivalent de 2000.
- Les voitures électriques sont plus efficientes, mais leur impact environnemental dépend fortement de la source d’électricité utilisée.
Train électrique
- C’est le mode de transport le plus efficient : en 2020, la consommation moyenne est de 0.2 MJ/pkm, contre 0.45 MJ/pkm en 1990 (-55%).
- Cette amélioration est due à la généralisation de l’électrification, au freinage régénératif, aux moteurs à induction, à une meilleure aérodynamique, à une gestion intelligente de la traction et à des trains plus légers.
- Les bénéfices environnementaux varient selon le mix énergétique national.
Dans le même temps, des politiques publiques efficaces devraient encourager la complémentarité entre les modes - comme l’intermodalité train-avion - sans recourir à des mesures punitives qui risquent de frapper avant tout ceux qui ont le moins d’alternatives. Une vision à long terme permet de dépasser l’obsession des boucs émissaires symboliques et de concentrer les efforts sur des stratégies structurelles et inclusives, capables de réduire les émissions sans compromettre la mobilité, l’accessibilité et la justice sociale. Il ne s’agit ni de "honte" ni d’"innocence", mais de cohérence, de responsabilité et d’intelligence collective.
Sources
- Chester, Mikhail, and Arpad Horvath. 2009. Environmental Assessment of Passenger Transportation Should Include Infrastructure and Supply Chains. >Environmental Research Letters 4 (2): 024008. https://doi.org/10.1088/1748-9326/4/2/024008.
- ENAC – Ente Nazionale per l’Aviazione Civile. n.d. Le emissioni gassose. https://www.enac.gov.it/ambiente/le-emissioni-gassose-2.
- European Environment Agency (EEA). 2020–2021. Transport and Environment Reports. Copenhagen: EEA. https://www.eea.europa.eu/themes/transport.
- ICCT – International Council on Clean Transportation. 2021. Real-World Usage of Electric Vehicles in Europe. https://theicct.org/publication/real-world-usage-of-electric-vehicles-in-europe/.
- ICAO – International Civil Aviation Organization. 2019. Environmental Report 2019: Aviation and Environment. Montréal: ICAO. https://www.icao.int/environmental-protection/pages/env2019.aspx.
- IEA – International Energy Agency. 2021. World Energy Outlook 2021. Paris: IEA. https://www.iea.org/reports/world-energy-outlook-2021.
- Our World in Data. 2022. Emissions by Sector. Oxford Martin School, University of Oxford. https://ourworldindata.org/emissions-by-sector.
- Our World in Data. 2022. Energy Intensity of Passenger Transport. Oxford Martin School, University of Oxford. https://ourworldindata.org/grapher/energy-intensity-of-passenger-transport.
- Öko-Institut. 2020. CO₂-Bilanzen im Verkehr: Infrastruktur berücksichtigen. Berlin: Öko-Institut. https://www.oeko.de/fileadmin/oekodoc/CO2-Bilanzen-im-Verkehr.pdf.
- Smil, Vaclav. 2021. I numeri non mentono: Brevi storie per capire il mondo. Torino: Einaudi. (Titolo originale: Numbers Don’t Lie: 71 Things You Need to Know About the World, 2020).
- Transport & Environment. 2020. How Clean Are Electric Cars? Brussels: T&E. https://www.transportenvironment.org/discover/how-clean-are-electric-cars/.
- UIC & IEA – Union Internationale des Chemins de fer and International Energy Agency. 2014. Railway Handbook 2014: Energy Consumption and CO₂ Emissions. Paris: IEA. https://uic.org/IMG/pdf/iea-uic_railway_handbook_2014.pdf.
- van Essen, Huib, Maartje Schroten, Mart Bolech, and Borys Sutter. 2019. Handbook on the External Costs of Transport. CE Delft for the European Commission. https://op.europa.eu/en/publication-detail/-/publication/9784b4f3-8448-11e9-9f05-01aa75ed71a1.
Toutes les estimations des émissions par mode de transport (en g CO₂/pkm ou MJ/pkm) se réfèrent à des moyennes européennes, en tenant compte de taux d’occupation réalistes.
Le forçage radiatif est une mesure de l’altération de l’équilibre énergétique du système climatique terrestre, exprimée en watts par mètre carré (W/m²). L’aviation, en plus du CO₂, émet d’autres agents climatiques comme les oxydes d’azote (NOₓ), la vapeur d’eau et les traînées de condensation, qui amplifient le réchauffement global. Selon les évaluations les plus récentes (par exemple IPCC, Lee et al. 2021), la contribution globale de l’aviation au réchauffement climatique, en tenant compte du forçage radiatif, est estimée à environ 3.5 à 5%.
Des informations complémentaires sur les altérations des écosystèmes et les interactions anthropiques sont disponibles ici:
https://rhpositive.net/index.php/articoli/298-les-alterations-des-ecosystemes
Roland Hochstrasser, géographe